Tintin au pays des Soviets est un album délicat à aborder – bien plus que Tintin au Congo. D’abord parce qu’il s’agit du seul album que Hergé n’a absolument pas retouché. C’est un fac-similé des planches, telles qu’elles ont été publiées entre 1929 et 1930 dans les pages du « petit XXème« , qui constitue l’album actuel, et non des planches redessinées et un scénario retouché par un Hergé déjà plus expérimenté, comme ce sera le cas pour Tintin au Congo, Tintin en Amérique, etc.
Le trait de Hergé est, par conséquent, fort différent de celui que nous lui connaissons dans le reste de la collection des « Aventures de Tintin ». Pour un lecteur non averti, le choc est donc d’autant plus rude que Hergé s’est efforcé de gommer son évolution graphique dans les autres albums au fil du temps.
Mais l’album est également délicat à aborder en raison du message « politique » et « idéologique » qu’il véhicule. Un contexte qu’on ne peut aborder sereinement si on ignore les motivations de Hergé (c’est à la demande de son « Patron », l’abbé Wallez, que Hergé dessine ces planches qu’il considère à l’époque comme une « farce » selon ses propres mots) et ses sources documentaires encore pauvres, fragmentaires et peu critiques (Hergé s’inspire pour l’essentiel, et sur conseil de l’abbé Wallez, d’un livre intitulé « Moscou sans voiles »).
Tintin au pays des Soviets est donc un double choc, graphique et idéologique, pour un lecteur du XIXè siècle. C’est pourquoi, à mon avis, cet album mériterait également un court dossier d’introduction dans sa version « Casterman » (album classique) afin d’expliquer les motivations de Hergé et le contexte de la création de cet album.
Nous assistons dans cet album à la double naissance d’un dessinateur de génie et de son personnage le plus célèbre ; un dessin encore « brut » réalisé par un jeune auteur qui n’en a pas encore fait une œuvre personnelle. Si on devait traduire en termes modernes c’est qu’est réellement Tintin à l’époque de sa naissance, nous dirions qu’il s’agit d’un « concept marketing destiné à faire vendre un supplément destiné à la jeunesse et intitulé le petit XXème, publié par un quotidien belge catholique et de droite ». Et nous savons à quel point le concept a eu du succès –c’est d’ailleurs cette réussite qui a permis à Tintin de s’affranchir des carcans idéologiques dans lesquels il voit le jour.
Après cette envolée historico-philosophique, voici ce que contient exactement l’album.
JOURNAL 1929-1930 (PP. 5-7)
HERBERT HOOVER PRÉSIDENT DES ETATS-UNIS – CRISE EN YOUGOSLAVIE – LE VATICAN, ÉTAT SOUVERAIN – LE PLAN YOUNG SAUVE LES RÉPARATIONS – AFFRONTEMENT À JÉRUSALEM – FRICTION SINO-SOVIÉTIQUE – QUERELLE LINGUISTIQUE : CHUTE DU CABINET BELGE – JEUDI NOIR À WALL STREET – URSS : CRÉATION DES KOLKHOZES – GUERRE CIVILE EN CHINE – ÉMEUTES AUX INDES – LE GRAF ZEPPELIN BOUCLE SON TOUR DU MONDE – SUR LES ÉCRANS
LES SOURCES DE L’ŒUVRE (PP. 8-15)
UN ALBUM LU EN FAMILLE – LEVÉE TARDIVE DE BOUCLIERS – VOILE D’OPPROBRE SUR MOSCOU SANS VOILES – QUI DIRIGE L’URSS DANS LES ANNÉES VINGT – UN LIVRE ÉPOUVANTAIL POUR UN ÉTAT ÉPOUVANTAIL – LE BOLCHÉVISME DES ANNÉES VINGT – EXEMPLES TARDIFS – LA LEÇON À TIRER – LE GUÉPÉOU À L’ÉTRANGER : L’AFFAIRE KOUTIEPOV
REVUE DE DÉTAILS (PP. 16-17)
FANTAISIE – LES UNIFORMES
LES SECRETS D’UNE CRÉATION (PP. 18-22)
TENUE LOCALE – MASQUAGE ET DÉMASQUAGES – OBSCURITÉS MÉCANIQUES – LE VIEUX FUSIL – REPENTIRS – FIGURES ÉQUESTRES
LES ACTEURS (PP. 23-29)
TINTIN (LA GESTATION – PREMIERS PAS DANS L’AVENTURE – LES HÉSITATIONS DE LA CROISSANCE) – MILOU (LA PART HUMAINE DE TINTIN – DE LA FAIBLESSE… – … À LA DÉBAUCHE – GÉNÉALOGIE – DESTIN) – BOUSTRINGOVITCH – LULITZOSOFF – RODROBERTINE – SOLOWZTENXOPZTZKI – WIRCHWLOFF – WLADIMIR – ZWAENEPOEL – PARMI LES FIGURANTS, NOUS REMARQUONS (UN IGNOBLE TERRORISTE BOLCHEVIQUE – DES SCHUPOS – UN COMMISSAIRE DU PEUPLE – UN TAILLEUR ISRAÉLITE – UN MOUCHARD DU GUÉPÉOU – DES COMMUNISTES ANGLAIS – DES ANIMATEURS D’ÉLECTIONS À MAIN LEVÉE – LE CONDUCTEUR D’UNE CITERNE HIPPOMOBILE – UN DIRECTEUR DE PRISON MONGOLOÏDE – DES TORTIONNAIRES CHINOIS – UN RESPONSABLE DU PARTI – UN OFFICIER DE L’ARMÉE ROUGE – LE GARDIEN DU TRÉSOR BOLCHÉVIQUE – UN RESPONSABLE DU GUÉPÉOU EN ALLEMAGNE – DES ANIMAUX DE BASSE-COUR – LES ADMIRATEURS DE TINTIN)
PENDANT CE TEMPS LÀ… HERGÉ (PP. 174-197)
CHRONOLOGIE HERGÉ 1882-1930 (DEUX COMPLICES DE LA GRANDE ÉPOQUE : JOSÉ DE LAUNOIT ET PHILIPPE GÉRARD – L’ABBÉ NORBERT WALLEZ – LA PREMIÈRE ÉPOUSE D’HERGÉ : GERMAINE KIECKENS) – LES AUTRES HÉROS (TOTOR C.P. DES HANNETONS – FLUP, NÉNESSE, POUSSETTTE ET COCHONNET) – LES AUTRES ACTIVITÉS (LA PRESSE – LA PUBLICITÉ – ILLUSTRATIONS – PROGRAMMES ET PLAQUETTES – CARTES POSTALES)
COLLECTIONNEURS ET COLLECTIONS (PP. 198-200)
COUVERTURES ET COTES DES DIFFÉRENTES EDITIONS DE L’ALBUM – BIBLIOGRAPHIE – EDITIONS ÉTRANGÈRES ET TRADUCTIONS RÉGIONALES
Voici mon avis détaillé sur le contenu.
I. Préface
Journal 1929-1930
Un rappel du contexte historique des années ’30 qui nous permet de mesurer à quel point notre monde du XIXème siècle est éloigné de cette époque, et pourtant proche par certains aspects. Cette revue de l’actualité est complétée dans la section « Les sources de l’œuvre » par un bref résumé de l’histoire politique de l’URSS depuis 1917 (principalement l’ascension de Staline au pouvoir). Le tout est indispensable pour comprendre le contexte historique de l’album.
Les sources de l’œuvre
Les auteurs décrivent ici avec pertinence et justesse le contexte éditorial (supplément pour la jeunesse d’un journal Catholique belge anti-communiste) et artistique (un jeune dessinateur aux ordres d’un directeur éditorial issu du clergé) de l’album. Ils présentent en détail la principale source d’inspiration imposée à Hergé par l’abbé Wallez : le livre de Joseph Douillet intitulé « Moscou sans voiles », le courant idéologique représenté par ce livre et les réactions hostiles que suscitera l’album plus tard. Leurs propos sont illustrés par des affiches anti-bolchéviques de l’époque (dont certaines de la plume de Hergé) et quelques photos. Une analyse passionnante qui montre à quel point, au travers de son personnage Tintin, Hergé est un témoin engagé, mais encore naïf, de son époque.
Revue de détails
Cette rubrique a le mérite de nous monter que, dès ses débuts, Hergé s’est attaché à l’authenticité des détails (véhicules, uniformes, bâtiments). Hergé se documente, même si sa documentation est encore très limitée.
Les secrets d’une création
Cette rubrique m’a laissé, comme toujours, un arrière goût de trop peu. Et toujours cette conviction qu’il ne s’agit de rien d’autre qu’une continuation de la « Revue de détails ».
Les acteurs
Comme toujours, c’est cette rubrique qui a mes faveurs. D’autant que dans Tintin au pays des Soviets, les personnages sont extrêmement nombreux, mais très peu développés. Une lecture passionnante, qui aborde à la fois la naissance et l’évolution graphique de Tintin, la naissance et le rôle de son fidèle compagnon Milou, ainsi que la foule de personnages secondaires qui peuplent l’album. Les auteurs confirment une fois de plus que c’est dans l’étude des personnages des albums qu’ils excellent. Le clin d’œil de Hergé à Benjamin Rabier ne leur a bien évidemment pas échappé, même si je ne partage pas tout à fait leur opinion quant au « plagiat » que constituerait selon eux cet hommage de l’élève au maître.
II. L’album
Les 141 pages d’une course poursuite au cheminement parfois tortueux nous attendent. Tintin semble errer sans but et se laisser d’avantage porter par l’aventure que d’en être l’acteur principal. A défaut d’un scénario consistant, Hergé fait avancer l’histoire à coups de gags dont l’humour particulier préfigure les facéties de Quick et Flupke.
III. Postface
Une postface très intéressante, qui nous brosse le portrait de Hergé depuis sa naissance jusqu’à ces débuts en tant qu’illustrateur. Y sont également abordés ses débuts dans le monde de la publicité, son attachement au scoutisme ainsi que plusieurs personnalités clefs dans la vie d’Hergé (l’abbé Wallez, Germaine Kieckens – première épouse de Hergé, et ses complices de la première heure : José De Launoit et Philippe Gérard). Les nombreuses illustrations dans cette rubrique permettent de se faire une idée de l’étendue du talent « graphique » de Hergé à l’époque. Des dessins pour les revues scouts aux titres de rubriques pour le quotidien le XXème siècle, en passant par les affiches publicitaires et les illustrations de couverture, une palette de styles très large pour un dessinateur dont le génie s’exprime déjà pleinement. Ce sont assurément là les pages les plus riches des archives Tintin.
Conclusion
Tintin au pays des Soviets est de loin l’album qui me parle le moins dans les « Aventures de Tintin ». Un scénario quasi inexistant, un graphisme maladroit, il n’a pour moi qu’un intérêt documentaire, en ce qu’il porte déjà en lui le germe des futures aventures de Tintin. C’est un album de débutant, et Hergé l’avouera lui-même, il est dessiné par un auteur qui ne prend pas encore son travail très au sérieux.
Mais encadré et enrichi comme il l’est ici, ce volume devient l’un des fleurons des Archives Tintin. Avec près de 200 pages, c’est également le plus volumineux de la collection. Un album indispensable pour tout tintinophile qui se respecte !